Une nouvelle d’Italo Calvino. L'auteur du Baron perché aurait eu cent ans aujourd’hui
Dans ce passage, l’auteur nous raconte une promenade de Marcovaldo avec un chat tigré. Le pauvre ouvrier et le chat ont l’habitude de se promener tout de suite après le déjeuner, naturellement une amitié est née.
[…] De la ville des chats s’ouvraient des aperçus inattendus sur la ville des hommes : et un jour ce fut justement son tigré qui lui fit découvrir le grand Restaurant Biarritz.
Pour qui voulait voir le restaurant Biarritz il suffisait de prendre la stature d’un chat, à savoir de se mettre à quatre pattes. Homme et chat marchaient ainsi autour d’une espèce de coupole, au pied de laquelle se trouvaient de petites fenêtres basses rectangulaires. Suivant l’exemple du tigré, Marcovaldo regarda en bas. C’étaient des lucarnes avec des fenêtres basculantes ouvertes, d’où le luxueux salon prenait de la lumière et de l’air. Au son des violons tziganes, des perdrix et des cailles voltigeaient sur des plateaux d’argent tenus en équilibre au bout des doigts gantés de blancs des serveurs en smoking. Ou, plus précisément, par-dessus les perdrix et les faisans voltigeaient les plateaux, et, par-dessus les plateaux les gants blancs, et, suspendu en équilibre sur les chaussures vernies des serveurs, le parquet brillant, duquel pendaient des palmiers nains en pot, et des nappes, et du cristal, et des seaux comme des cloches avec une bouteille de champagne en guise de bourdon ; tout cela renversé parce que Marcovaldo, par crainte d’être vu, ne voulait pas passer la tête par la fenêtre et se contentait de regarder la salle reflétée à l’envers dans la vitre oblique.
Mais plus encore que les fenêtres de la salle, c’étaient celles qui donnaient sur la cuisine qui intéressaient le chat : en regardant dans la salle on voyait de loin, et comme transfiguré, ce qui apparaissait dans les cuisines – bien concret et à portée de pattes – comme un oiseau plumé ou un poisson frais. Et c’était justement du côté de la cuisine que le tigré voulait conduire Marcovaldo, que ce soit par un geste d’amitié désintéressé ou, plutôt, parce qu’il compter sur l’aide de l’homme dans l’une de ses expéditions.
[…] Personne dans le salon bondé du Biarritz n’aperçut le fil long et mince, armé d’hameçon et d’appât, qui descendait et descendait jusqu’à l’intérieur du bassin. L’appât, ce furent les poissons qui l’aperçurent, et ils se jetèrent dessus. Dans la mêlée, une truite réussie à mordre le ver : et tout de suite elle se mit à monter, monter, à sortir de l’eau, un frétillement d’argent qui s’envola par-dessus les tables dressées et les chariots de hors-d’œuvre, par-dessus les réchauds pour les « crêpes Suzette », et disparut dans le ciel de la fenêtre. Marcovaldo avait tiré la canne avec le coup sec et l’énergie du pêcheur expérimenté, au point d’envoyer le poisson derrière lui. La truite avait à peine touché terre que le chat s’élança. Le peu de vie qui lui restait, elle le perdit entre les dents du tigré.
Marcovlado, qui venait d’abandonner la ligne pour courir attraper le poisson, se le vit emporter sous le nez, hameçon compris. Il fut leste à mettre un pied sur la canne, mais le coup avait été si sec qu’il ne resta que la canne à l’homme, alors que le félin s’échappait avec le poisson qui entraînait derrière lui le fil à pêche. Traître de Matou ! Il avait disparu.
Mais cette fois-ci, il ne lui échapperait pas : il y avait ce long fil qui le suivait et qui indiquait le chemin qu’il avait pris.
Comments